Henri Konan Bédié : « Alassane Ouattara a rompu le pacte que nous avions signé pour la présidentielle »
L’ex-président ivoirien se confie à l’Opinion sur la recomposition du paysage politique à un peu plus d’un an de l’élection.
Dix ans après leur dernière entrevue, Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié se sont rencontrés discrètement dans un hôtel de Bruxelles, le 29 juillet, en présence de quelques proches. Adversaires hier, les deux anciens présidents ivoiriens sont aujourd’hui des alliés pour enrayer les ambitions du chef de l’Etat, Alassane Ouattara. Une recomposition du champ politique qui rebat les cartes à un peu plus d’un an de la présidentielle.
A quatre-vingt-cinq ans, Henri Konan Bédié n’a plus la fougue de ses vingt ans mais son ambition politique est intacte. Même s’il laisse planer le doute sur sa participation à la présidentielle de 2020, le président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) rêve de reconquérir le palais du plateau à Abidjan. Délogé par des mutins en 1999, il aimerait sortir par la grande porte de l’histoire.
Quelle importance politique a revêtu la rencontre de Bruxelles ?
Pour les deux leaders des deux plus grands partis politiques de Côte d’Ivoire, l’importance politique est dans l’appréciation de la population ivoirienne. Celle-ci attendait cette visite.Vous affirmiez en 2011 : « Laurent Gbagbo doit rendre des comptes pour les crimes et les atrocités qu’il a commis durant la crise post-électorale »…La Cour pénale internationale l’a acquitté. Alors, il doit être libre et libre de ses mouvements !
Quelle place devra-t-il reprendre en Côte d’Ivoire ?
C’est la place que le FPI s’est assigné. C’est-à-dire, celle de représenter les intérêts du peuple comme le font les partis politiques.
Vous avez rejoint l’opposition après avoir collaboré avec le président Ouattara.
Quelles sont vos relations aujourd’hui ?
Je faisais partie de la dynamique de l’alliance des Houphouetistes (Ndlr : coalition de l’opposition créée en 2005 qui a remporté la présidentielle de 2010). Mais depuis qu’il a fait de cette alliance un parti unifié (le RHDP) pour le soutenir, en dehors du PDCI, il n’y a plus de collaboration politique entre nous. Mais nous nous parlons à chaque grande occasion.
Vous avez appelé à voter pour donner à Ouattara un deuxième mandat en 2015. S’était-il engagé à vous soutenir en 2020 ?
Absolument. Il a rompu le pacte. Nous attendons de voir s’il se représentera en 2020.
Vous dénoncez le maintien en détention de prisonniers politiques. Combien sont-ils ?
Il en reste quelques centaines. Je demande au président Ouattara de leur accorder la grâce que prévoit la constitution.
« C’est le rôle des pouvoirs en place de se targuer d’un bilan flatteur. Mon jugement est moins euphorique et triomphaliste »
Le président Ouattara se targue d’un bilan économique très flatteur avec une croissance moyenne de plus de 8 %…
C’est le rôle des pouvoirs en place de se targuer d’un bilan flatteur. Mon jugement est moins euphorique et triomphaliste. Depuis 2017, notre croissance évolue à la baisse, à 7,4 %. Elle doit être relativisée en raison de la pression démographique et de l’immigration très importante. La majorité des entreprises sont dans l’informel. L’économie est sous-fiscalisée, ce qui minimise le budget de l’Etat. Les cours des matières premières sont à la baisse. Plus d’un Ivoirien sur deux vit en dessous du seuil de pauvreté. Il y a eu quelques efforts d’augmentation du smig mais les grèves à répétition dans l’armée et la fonction publique prouvent que les efforts n’ont pas été suffisants au plan du social.
Comment va s’organiser le PDCI pour la bataille de 2020 ?
Une convention du PDCI est prévue au plus tard au deuxième semestre de 2020. Celle-ci va désigner le candidat de notre parti.
Si vous sentez un appel des militants, serez-vous candidat ?
J’aviserai. J’ai toujours été un partisan du don de soi.
N’est-il pas temps de transmettre le flambeau à une nouvelle génération ?
Nous n’avons pas de conflit générationnel. Plus de 60 % des dirigeants de notre parti sont jeunes et participent à la direction de notre mouvement. Ceux qui ont mis en avant ce sujet veulent s’opposer à ma candidature ou à celle de Daniel Kablan Duncan (l’actuel vice-président du pays) et d’autres au PDCI.
Pensez-vous à Jean-Louis Billon ou Thierry Tanoh, deux candidats potentiels à l’investiture ?
Non, je parle plutôt de jeunes gens qui dépendent d’eux et qui voudraient assurer « leurs arrières ». Certains ont atteint l’âge d’être candidat à la magistrature suprême. Ils ont l’expérience et n’ont pas besoin d’alléguer leur jeunesse.
Quel est le projet de société porté par le PDCI ?
Nous souhaitons consolider la nation ivoirienne au sein d’une union régionale (Cedeao) déjà établie et dont il faut conforter les assises. Il faut aussi renforcer la cohésion sociale par un dialogue permanent et une réconciliation nationale, poursuivre le développement à vie du pays.
Le PDCI et le FPI demandent une nouvelle réforme de la Commission électorale indépendante (CEI) alors que le Parlement vient d’adopter sa révision. Pourquoi ?
La Commission électorale indépendante (CEI) n’est pas conforme à la réforme que nous attendions et à l’arrêt de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. La CEI ne doit pas être réformée seulement dans sa composition. Elle doit devenir une institution qui organise les élections avec une autonomie, notamment financière. Nous demandons aussi que l’opposition et la société civile aient le même nombre de représentants en son sein que le pouvoir. Pour l’instant, la majorité des membres de cette commission est nommée par le pouvoir en place. Elle n’est pas indépendante et est aux ordres du régime en place. Or, cette réforme devait garantir l’impartialité de la CEI. Pour nous, la loi votée n’est pas acceptable. Les discussions doivent reprendre. Nous avons cherché un médiateur et avons saisi l’Union européenne et la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples.
Si vous n’obtenez pas satisfaction, pourriez-vous boycotter la présidentielle ?
Nous espérons que le gouvernement se rendra à la raison pour que les choses se fassent de manière consensuelle. Autrement, les élections seront contestées d’avance. Et le prochain chef de l’Etat aura des difficultés à gouverner.
Le PDCI est l’initiateur d’une nouvelle plateforme politique regroupant seize partis et mouvements. S’agit-il d’une coalition électorale pour le soutien à un candidat d’opposition au deuxième tour ?
La rupture est consommée entre le PDCI et le RHDP en raison de la création de ce parti unifié par Alassane Ouattara. En lançant une nouvelle plateforme, l’opposition se restructure et se fortifie. Cette plateforme, en cours de signature, regroupe des formations et mouvements ayant le même désir de voir une Côte d’Ivoire réconciliée et en paix. Elle n’a pas seulement une vocation électorale. Nous avons prévu de nous concerter sur tous les sujets de la nation.
Guillaume Soro, l’ex-président de l’Assemblée nationale, est à actuellement à Paris. Ses mouvements de soutien adhéreront-ils à cette plateforme ?
Il m’a fait savoir que ses mouvements de soutien rejoindraient la plateforme.
Avec le recul, l’intervention française en Côte d’Ivoire était-elle justifiée en 2011 ?
Bien entendu. La France avait été sollicitée par celui qui avait gagné la présidentielle (Ndlr : Ouattara). Cela fait partie des accords qui régissent nos deux pays.
Craignez-vous des interférences politiques françaises durant la campagne ?
Non. Des observateurs de l’Union européenne dont la France viendront seulement superviser le scrutin et témoigner de sa sincérité et de sa transparence.
Etes-vous favorable au projet de création d’une monnaie ouest-africaine ?
Le franc CFA existe depuis les indépendances pour les pays d’Afrique de l’ouest et centrale. Ce débat n’est pas nouveau. J’y ai participé lorsque j’étais chef d’Etat (1994-1999). Tant que nos Etats n’auront pas réalisé la convergence fiscale et économique, je ne vois pas comment on pourrait changer de monnaie. Nous sommes encore loin de l’objectif !
Vous dénoncez la présence massive d’orpailleurs étrangers dans votre pays. La Côte d’Ivoire est-elle trop accueillante ?
Oui. L’immigration massive, incontrôlée avec des éléments armés, sort du canon de l’hospitalité régulière des États. L’orpaillage est un désastre pour l’économie et l’écologie. C’est une entrave à la sécurité nationale. Le président Ouattara m’a rejoint sur ce point lors de son intervention, la semaine dernière, à Ouagadougou. Il faut se concerter et coordonner les efforts avec les pays voisins pour résoudre ce problème, a-t-il dit, lui qui m’a traité de xénophobe pour avoir dénoncé ces dangereux clandestins.
Comment agir alors que la Côte d’Ivoire a signé les textes relatifs à la libre circulation des personnes et des biens ?
Ces textes excluent tout transfert massif des populations avec des armes non autorisées. La libre circulation est mal appliquée sur le terrain en raison d’un manque de volonté politique des Etats.
Comment mettre fin aux litiges fonciers, omniprésents devant les tribunaux ivoiriens ?
La réforme foncière avait abouti en 1998. La loi avait été approuvée de manière consensuelle par tous les partis politiques. Sa mise en œuvre, après mon départ des affaires, n’a pas été suffisante. Il y a des conflits fonciers à n’en point finir.
Selon vous, la Côte d’Ivoire n’est pas réconciliée, huit ans après la crise post-électorale. C’est pourtant vous qui avez choisi, avec le président Ouattara, le président de la Commission dialogue, vérité et réconciliation à l’époque…
Cette commission n’est pas parvenue à ses fins. Il y a eu des changements à la tête de cette commission. Ces changements relevaient des prérogatives du Président Ouattara.
Quel serait, selon vous, le regard de feu le président Félix Houphouët-Boigny sur l’évolution actuelle de la Côte d’Ivoire ?
S’il était vivant et revenait au pouvoir, il redresserait beaucoup de choses. Sa sagesse manque, même-si nous vivons à une autre époque et des réalités différentes.
Avez-vous l’intention de publier un jour vos mémoires ?
Beaucoup d’auteurs ont déjà écrit. D’autres continuent d’écrire. Comme le disait Félix Houphouët-Boigny : « Ni Mahomet, ni Jésus n’ont écrit leurs mémoires ». Mes paroles et mes actes contiendront le testament que je laisserai à la postérité.
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Pascal Airault, journaliste
L’Opinion
Pascal Airault Pascal Airault 05 août 2019 à 17h45
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