L´Afrique et ses traditions font souvent beaucoup de mal. Louise en faisait les frais depuis le décès de son père, il y a trois ans. Tout avait été arraché à sa mère qui - rongée par le chagrin - venait à son tour de rendre l’âme.
Livrée à elle-même, Louise avait multiplié les petits boulots pour se nourrir et apporter des vivres à son petit-frère, recueilli par une tante éloignée. Elle avait fondé beaucoup d’espoir dans cet emploi de ménagère à Cocody. Espoir pour gagner de l’argent, épargner et faire un petit commerce. Elle ne s’était pas imaginée que l’amour ferait son entrée et que la vie essuierait toutes les larmes qu’elle lui avait fait couler.
LE CLUB DES ORPHELINS
De mon enfance tranquille à Bouaké, je me retrouvais à faire le ménage dans une villa à Cocody. Tant de choses s’étaient passées. Mon père n’était pas très riche c’est certain, mais jamais je n’avais pensé que ma vie prendrait une telle tournure. J’ai toujours aimé les enfants et devenir sage-femme était mon rêve. Un rêve dont j’étais très loin…
Puisque je travaillais comme servante pour cet homme. Ma seule consolation c’était le sourire de ses enfants qui me faisaient penser à mon petit frère Cédric. Ces pauvres enfants, même s’ils évoluaient dans des cadres différents, avaient connu la même situation douloureuse : la perte de leur mère.
En effet, j’avais appris du monsieur de l’agence que “tonton” - mon patron - avait perdu sa femme il y a 5 ans.
Mon employeur était gentil. Parfois, il me faisait de la peine. Je ressentais sa douleur qui me rappelait la mienne et les mauvais souvenirs qui vont avec. Un jour, il m’avait surprise en larmes dans la cuisine. J’avais donc été contrainte de lui expliquer comment mes oncles nous avaient mis à la rue, ma mère, mon petit frère et moi. Comment maman était tombée malade et avait succombé. Je l’avais senti ému à l’écoute de mon histoire. Son attitude envers moi avait quelque peu changé. Il était moins formel, moins fermé. Il m’avait répondu : « Louise, j’ai moi aussi perdu mes parents très jeune. Peut-être pas dans les mêmes conditions que toi, mais j’ai dû grandir sans eux. J’ai construit ma vie, je me suis marié, j’ai eu des enfants et j’ai perdu ma femme. Je suis encore en vie. Brisé, mais en vie. Sache que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. ». Nous étions tous logés à la même enseigne, celle du deuil. Je faisais donc mon travail avec beaucoup de soin, cet homme avait beaucoup souffert et ses enfants avaient perdu leur maman trop tôt. Je m’étais promise de faire tout mon possible pour soulager cette famille.
MA SECONDE FAMILLE
Cela faisait cinq mois que je travaillais chez mon patron et nos rapports étaient meilleurs de jour en jour. Il me faisait de plus en plus confiance et me confiait des tâches plus importantes. Il m’arrivait de payer des factures, d’acheter des fournitures importantes pour la maison et autres commissions du genre depuis que “tonton” savait que j’avais eu le bac. Il m’arrivait d’aider les enfants à faire leur devoir. Et cela portait ses fruits puisque leurs résultats s’étaient améliorés. Anna et Yonna étaient rayonnants, ils avaient pris un peu de poids à croire les différents visiteurs qui venaient à la maison. Mon patron aussi avait un peu grossi et ça lui allait bien. Quand les gens venaient à la maison, j’avais souvent droit à des commentaires élogieux. Bien sûr que oui, cela me faisait plaisir. Je n’avais plus de famille, les Kouassi étaient devenus comme ma famille. Tonton était satisfait de mon travail, il avait augmenté mon salaire. Il justifiait cela en disant que je faisais plus de choses aujourd’hui que ce dont on avait convenu au départ. Il me donnait également une enveloppe spéciale, pour les études de mon petit-frère.
DE MÉNAGÈRE À GOUVERNANTE
Tonton; comme j’aimais l’appeler affectueusement, était bizarre. Il semblait préoccupé. Une ou deux fois, il avait même été verbalement agressif, mais je ne lui en voulais pas.
Il devait être stressé.
Qu’est-ce qui n’allait pas ?
Je ne savais vraiment comment lui demander.
Un soir, il était rentré tard. J’avais décidé de prendre mon courage à deux mains pour lui demander si j’avais fait quelque chose de mal et ce n’est pas sa mine boudeuse qui allait m’en dissuader. « Tonton, excuses-moi, mais dis-moi si j’ai fait quelque chose que tu n’as pas aimé. Je ne connais pas tout, alors sûrement que j’ai mal agi. ».
Il avait ouvert grand ses yeux et m’avait demandé de m’asseoir en me montrant la chaise du doigt. « Louise, ça va faire un an que tu travailles pour moi, de fille de maison, je n’ai pas connu meilleure. Je m’excuse si je t’ai donné l’impression d’être fâché contre toi. Rassure-toi, tu n’as rien fait, seulement je dois faire une mission de trois mois qui peut me permettre d’avoir une promotion, sauf qu’avec les enfants, je ne peux pas y aller. Voilà ce qui m’embête. Dors tranquille tout va bien...Bonne nuit. »
Mais ne voyait-il pas que je pouvais m’occuper de ses enfants ?
Je l’avais convaincu de gérer la maison et les enfants aux mieux en son absence.
À son retour, il s’était aperçu que j’avais tenu ma promesse. T
rois ans que je vivais avec les Kouassi.
Je n’étais plus ménagère, maintenant j’étais gouvernante. J’administrais la gestion de la maison et je suivais en parallèle ma formation de sage-femme.
UNE TROUBLANTE RÉVÉLATION
C’en était fini, j’étais diplômée. Je pouvais exercer ma passion. J’étais heureuse et triste à la fois. Ce nouveau départ impliquait de ne plus travailler pour les Kouassi. Mon rôle de gouvernante n’avait plus son sens. Je devais quitter cette maison dans laquelle je vivais depuis 5 ans. J’attendais mon patron, pour lui annoncer que je devais partir à cause de mon nouveau travail. « Non. Louise, pas besoin de partir. Tu peux rester. La maison est grande. Que veux-tu que je dise aux enfants ? Ça fait 5 ans que tu es avec eux et tu es comme leur deuxième maman. Je ne peux pas leur dire ça. Annonce leur toi-même la nouvelle. ». Il était parti aussitôt, me laissant au salon, perplexe.
Je n’étais pas à l’aise. Qui étais-je dans cette maison ? Je n’étais ni une employée, ni une parente. Je devais partir, aussi difficile que cela pouvait être, je n’avais pas le choix. « Tonton, vraiment je ne suis pas à l’aise. Je te suis infiniment reconnaissante, jusqu’à la fin de mes jours je te dirais merci. Il est difficile pour moi de vivre dans cette maison, profiter de tout ce confort, alors que je n’y travaille plus.
Au nom de quoi tonton ? ».
Cela faisait pratiquement un quart d’heure que ma question avait été posée.
Mon futur ex employeur poussa un grand soupir avant de me dire ceci. « Au nom de l’amour Louise. Au nom de l’amour que tu as donné à mes enfants ; au nom de l’amour qu’ils te portent en retour… Au nom de l’amour que je ressens pour toi. Je ne sais pas quand cela a commencé, mais je sais que je suis amoureux de toi ». Un mois après cette troublante révélation, j’étais partie de Cocody. Je passais voir les enfants chaque fois que mon emploi du temps me le permettait. Et tonton me les déposait chaque fois qu’ils le souhaitaient.
LA NUIT QUI CHANGEA TOUT
Il n’avait pas pu venir les récupérer à temps ce jour-là. Il était minuit environ quand tonton arriva chez moi. Nous avions mis les enfants endormis dans la voiture assez rapidement. Sauf que la voiture refusait de démarrer, elle était en panne. Son mécanicien ne décrochait pas et il n’y avait aucun taxi en vue. Dormir chez moi était la seule alternative. J’étais gênée et lui aussi. Mon appartement était en réalité un studio, les enfants étant dans mon lit, je ne disposais que d’un matelas pour dormir. Matelas que je devais partager avec mon ancien patron, puisque n’ayant aucune chaise à lui offrir. Il essayait de se faire le plus fin possible. Mais toutes ces acrobaties étaient nulles devant les sentiments que nous avions l’un pour l’autre.
Oui je l’aimais, autant que lui m’aimait.
Je m’en étais rendue compte après être partie de chez lui.
Dans un élan de caresse et de tendresse, il posa ses lèvres sur les miennes.
Et ce fut tout pour cette nuit.
C’était il y a 5 ans .
Aujourd’hui, je vis au Sénégal avec mon mari, mes quatre enfants et mon frère. J’ai donné naissance à des jumeaux, une fille et un garçon, dix mois après avoir épousé mon patron.
Quand j’ai perdu mon père, puis ma mère, il n’était question que d’une seule chose :
survivre.
L’amour ne faisait pas partie de mes projets.
Mais l’amour vient souvent au moment où l’on s’y attend le moins.
Cette phrase prenait désormais tout son sens dans ma vie.
Rien ne laissait présager qu’un jour, mon ex-patron m’aimerait au point de m’épouser.
Il pouvait aimer tout le monde, sauf moi, une servante.